Le Bouchet-Saint-Nicolas en Haute-Loire (Auvergne-Rhône-Alpes)

Quittant Goudet pour Le Bouchet St Nicolas (Haute-Loire) par le Chemin Stevenson GR®70, Eric Poindron se laisse emporter par le récit de l'écrivain écossais Robert-Louis Stevenson.

 

Belles étoiles de Eric Poindron

De Goudet au Bouchet St Nicolas par le chemin Stevenson

De Goudet au Bouchet St Nicolas par le chemin Stevenson

De Goudet au Bouchet St Nicolas par le chemin Stevenson 1À la sortie du village de Goudet, les eaux vivifiantes de la Loire. Difficile en cet endroit d'imaginer le plus long fleuve de France. Ce torrent gracile, à peine une rivière, c'est un fleuve qui se fait la main, à grand renfort de petite Gazeille par exemple. La Loire est accueillante, les rivières s'y abandonnent et le fleuve grossit à tout-va. Où naît la Loire au juste ? À la question de certificat d'études, les géographes ont apporté une réponse. Le mont Gerbier-de-Jonc en Ardèche. Tant de petits courants peuvent revendiquer la genèse du grand fleuve. Quelque part en Ardèche, ce n'était pas assez, imprécis. Il fallait se mettre d'accord. Alors on a décidé le mont Gerbier... Cela permet de concentrer les ventes de souvenirs.

De Goudet au Bouchet St Nicolas par le chemin Stevenson 2L'ânesse surveille les sacs. Je fais la planche, le corps dans l'eau claire, les yeux dans le ciel profond. Un galet, poli et brillant, pointé en direction du soleil. Des gosses en pleine jouvence. J'ai froid. C'est le prix à payer pour un tel baptême. Émotion primitive. Étonnant pays où les fleuves savent être minuscules et discrets, où un village sans ressources survit, coincé entre les murailles des montagnes. Où la terre est magique au sommet et stérile près du lit du fleuve. Les Cévennes se multiplient en une infinité de paradoxes. Des départements trop délimités, des cours d'eau qui s'enchâssent et se chassent. Étranges Cévennes que personne ne parvient à définir. Un Massif central qui enserre ou écrase et regarde vers le Sud, vers le Nord... Et puis les populations qui s'accrochent à la roche, frondeuses. Des maisons, des élevages, des religions, des sourires différents... Le crâne dans l'eau, je fixe les ruines du château de Beaufort sur son piton. Derrière, Goudet poursuit son somme. Les habitants se cramponnent tels des chasseurs sibériens. La comparaison n'est pas osée. Stevenson propose d'eux une description quasi surnaturelle, mythologique :
Du seuil de leurs demeures, ils contemplent en hiver les cimes enneigées, dans une solitude qui rappelle d'abord celle
des cyclopes homériques.

Quoi qu'en pense Nénette, Stevenson s'accroche à la montagne avec les indigènes. Il cherche à se faire la main ou la dent, peut-être un peu trop, et s'essaye au portrait sur le dos des braves gens, sans critique, sans méchanceté. De l'esprit, un ton enjoué, léger, qui masque souvent les premières émotions, les instantanées. Les descriptions vives, quelquefois narquoises, ne sont jamais cruelles. Aucune condescendance romantique. Pourtant il est seul sur la route. L'absence de Fanny pèse sur les épaules du jeune écrivain malingre. Ressent-il la solitude, ou l'aigreur de la solitude ? Difficile de savoir. Il donne le change, travestit ses humeurs. C'est un peu notre histoire à tous. Chacun se prend pour un conquistador, mais la première ampoule vient souffler les phantasmes de revanche et d'Eldorado... Pour ne jamais être dupe — de soi ? — nous masquons nos états d'âme.

De Goudet au Bouchet St Nicolas par le chemin Stevenson 3Au fil du chemin, quand l'émotion reprend ses droits, les fuites et les cachettes deviennent rares. On blinde, on verrouille, on tient bon, pourtant des secrets s'échappent. On oublie le vernis, on enrage de s'exhiber, mais le sentiment et l'émoi cachés tombent du sac, s'éparpillent. Le récit s'écrit seul. Des fragments tus, une anthologie des humeurs...

Au bord du fleuve, couchée sur le sol, Noée se roule avec cœur dans la terre sèche. Merklen avait prévenu, les ânes adorent. Nous quittons avec précipitation nos égarements fluviaux et personnels avant que l'ânesse n'abîme le matériel.

De Goudet au Bouchet St Nicolas par le chemin Stevenson 4Il faut une petite heure de marche, mais une bonne heure de courage et d'efforts pour gagner le sommet de la colline qui mène à l'ingrat village de Montagnac. Les genoux tremblent, les fesses se contractent et le cœur tambourine. Je ne réagis plus qu'à la pierre. Pour devenir voyageur, aussi petit soit-il, il faut clamer la vérité, quitte à la peindre en jaune ou en bleu par la suite. Vérité qui permet de se mesurer aux géants. Le cœur palpite et le cerveau lui dispute les rênes de la course. L'ascension déshabille et violente... Débarrassé des us. À poil! Pieds nus malgré les croquenots. Interdiction de narrer les chatoyantes fantaisies, les soleils qui n'existent pas. La vérité, même quand j'ai mal. Surtout quand j'ai mal. Assez de reniements. Décider, bon sang! Envoyer paître les compromissions qui suffoquent. Pour grandir toujours un peu plus... Je grimpe avec effort le sentier le plus rude, le plus caillouteux de ma simple existence. L'interminable colline. Deux petits mots pour une heure de combat. Rien n'empêche de Grandir et de rester un enfant.

Les biographes de jadis ont trop souvent négligé l'aventure cévenole de Stevenson. Ils décrivent un voyage courtois, fantaisiste, sentimental en somme. C'est pour eux une marche sans grande conviction, une anecdote biographique, une fantaisie adolescente, voire un reliquat de bohème romantique. Stevenson a souffert, j'en atteste.

Quand il traverse le Velay, c'est encore le jeune homme à la veste de velours qui manie la plume et l'aiguillon, mais ce sera bientôt un homme neuf, transformé, virginal. Un grand bonhomme qui bousculera sa vie, la littérature anglaise apprêtée et les océans du monde.

De Goudet au Bouchet St Nicolas par le chemin Stevenson 5Quand certains retournent leur veste, Stevenson s'apprête à l'ôter. Réchauffé par une pensée sauvage, un goût du grand libre, il choisira d'entrer en résonance avec le voyage. Il écrira le souffle sans fin. Je crois avec fermeté que c'est le premier pas, le premier cloche-pied vers « le Grand Dehors », expression bienvenue de Michel Le Bris, biographe et chercheur de la Porte d'or. Michel qui devine dans la traversée de l'Atlantique le départ pour le Pacifique. Les Cévennes sont peut-être le départ pour l'Atlantique. On se frotte au voyage jusqu'à ce qu'il cesse de vous démanger. Nicolas Bouvier le rappelle dans L'Usage du monde, définitif... « Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu'il se suffit à lui-même.

On croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait ou vous défait. » Alors, cœur et pas deviennent alertes, légers, le petit voyage devient grand... Il n'y a peut-être qu'un unique voyage, et les Cévennes en sont une étape. Il peut s'agir de fermer une vieille existence pour se coltiner au monde. Depuis L'Odyssée nous y revenons toujours. Pénélope et Ithaque deviennent Fanny Osbourne l'Américaine et Samoa. Les épreuves de Stevenson et d'Ulysse se confondent. Certes, pas de magicienne ensorcelante entre Le Puy et Aies. Pas de Modestine transformée en cochon, pas de compagnons de déveine, et pourtant...

De Goudet au Bouchet St Nicolas par le chemin Stevenson 6Quand Ulysse est un guerrier vaillant et rusé, Stevenson sait être un navigateur de terre ferme, rusé lui aussi. De terre ferme mais plus pour très longtemps. Un jeune marin pointe son sextant et son nez... Au-delà d'Alès, apparaissent les navires, La Devonia, en route pour la Californie, et Le Casco, grand navire blanc, fragile et fuselé. Direction les îles... Les Marquises, Papeete, Honolulu. L'Australie... Toujours des îles... À tire-d'îles.

À trop grimper, la peine vous guette... L'effort est partout. Il n'est alors plus question d'écritures, d'observations malicieuses ou de compagnons invisibles. Chacun marche seul, mêlant détresse et euphorie selon les pas, selon la roche. Stevenson est seul aussi, même s'il s'invente de la compagnie. Au cœur des plus rudes ascensions, il voyage avec son pire ennemi, ce corps fragile et faillible, souffrant depuis l'enfance de toux, d'emphysème et de cauchemars. C'est un colosse en balsa qui crache le sang, une silhouette malingre au visage émacié qui s'attaque aux sommets, au lointain. Du Monastier sur Gazeille, Stevenson écrit, en septembre 1878, à son ami Henley : Je ne suis pas bien aujourd'hui. Je suis incapable de travailler, ou même d'écrire une lettre.

Dans une autre du même mois, à Charles Baxter, il confesse : Content que tu aies envoyé toute la monnaie; je ne sais jamais quand je risque de devoir en envoyer à d'autres personnages et je craignais un peu de me retrouver en difficulté dans un coin perdu des montagnes, avec l'ânesse et tout le reste, ce qui aurait été infernal [...] Santé mauvaise; moral me semble-t-il, à la hausse.

De Goudet au Bouchet St Nicolas par le chemin Stevenson 7On connaît l'alternance d'énergie et d'épuisement chez Stevenson. Et le voyage n'est pas une petite randonnée sportive au grand air. Pour y marcher un siècle plus tard, j'affirme qu'il est difficulté et souffrance. Nous marchons seuls et souffrons en silence. Il faut parfois prêter la gourde ou échanger un avis sur une direction; à cet instant seulement, on échange des paroles et c'est assez. Les meurtrissures sont réelles, intérieures. Le voyage à l'extérieur et à l'intérieur s'accomplit à chaque foulée. Après l'effort, la paix s'installe. Quelquefois.

Relisant avec attention la correspondance de Stevenson, je note ses changements d'humeur, entre le début insouciant et les dernières nuits à la belle étoile. J'essaye de lire entre les lignes... A la fin du périple, il s'adresse une fois encore à Charles Baxter. L'aveu est minuscule mais essentiel. Nous somme le 5 octobre 1878, c'est la fin — ou le commencement - du voyage :
J'ai fait un agréable voyage et vendu mon ânesse pour trente francs à la fin. J'espère que tu connaîtras tous les détails sous peu dans un livre. Mais Dieu seul sait ce que l'avenir nous réserve. J'ai cessé défaire des prédictions.

Le dehors guérit et le dehors assagit. L'insouciance, entrevue par certains, s'enfuit. Le jeune écrivain aux humeurs vagabondes et révolutionnaires glisse dans sa confesse une étonnante lucidité sur le sort qui l'attend. La première montée, la première colline...

Fabriquer un livre, puis une carrière. Au cours de la route, il changera de cap. Loin, désormais, de l'insouciance des tavernes enfumées d'Edimbourg et des fêtes galantes du Paris latin. Dans un temps proche, Stevenson tournera le dos, ouvrira les yeux. Une nouvelle naissance. Il écrira le livre, adressant à la société victorienne et à son pesant milieu littérateur - au grand dam de ceux qu'il croyait être ses amis — un message de non-recevoir. À lire entre les lignes, le voyage n'est qu'une suite de règlements de compte, une recherche de nouvelles latitudes. Marcher, marcher pour grandir et — contrairement à l'âne de Buridan — pour choisir.

De Goudet au Bouchet St Nicolas par le chemin Stevenson 8Stevenson accomplit son grand œuvre, le voyage miraculeux. Contrairement à ses aînés, navigateurs célestes ou voyageurs romantiques, il ne met ni son voyage ni sa vie en scène. En selle ! L'écrivain n'est jamais l'épicentre, il est le barreur et le capitaine. Quand Gautier ou Dumas racontent avec esprit, et polissent, Stevenson se fond au paysage. Il tente l'unisson, s'infiltre, résonne. Retenant enfin les conseils de Modestine, il met son pouls en accord avec le terrain et ses occupants. En cette fin de XIXe siècle, il s'efface derrière son voyage pour esquisser une carte du cœur anthropologique, ethnologique... Il s'engouffre dans l'histoire des autres quand peu l'ont osé. Les sciences humaines ne sont plus loin.

À sa façon, il les ébauche. Les étoiles et le silex reçoivent sa gratitude. Les entrailles du sol, les émotions souterraines emmènent notre Écossais plus loin que Bunyan, son modèle biblique. Les modèles sont ailleurs, c'est une nouvelle fois Whitman ou Thoreau qu'il faut convoquer, ou les poètes japonais qui caracolent avec l'Écossais dans cette course cosmique. Bientôt il imaginera les récits pacifiques et océans. Stevenson, l'écrivain célèbre, oubliera l'Angleterre et deviendra Tusitala, le raconteur d'histoires. Il deviendra frère des Samoans, révolutionnaire et indigène à leurs côtés. Il sera au cœur de la lutte. Il s'échappe, loin des malles de transatlantiques et des Baedekers qu'agiteront encore longtemps force voyageurs européens...

Dans une grande conversation mimée et quasi religieuse, deux paysans auscultent une moissonneuse-batteuse. On dirait deux chirurgiens qui auraient échangé leurs scalpels contre des clefs à molette. Petit salut de courtoisie. Les deux artistes ne répondent pas et s'empressent de replonger la tête dans le moteur. Méfiance, rudesse et férocité de la Haute-Loire. Ici, même cette petite fille, croisée peu avant, fait mine de ne pas nous comprendre quand nous lui demandons le chemin. Ici on ne parle pas, on répare les moissonneuses. Jacques Lacarrière m'avait prévenu : « Vous verrez, quand on marche, le plus difficile, c'est de trouver un lit, tant de méfiance désormais. » Thoreau, encore lui, y lisait de l'aigreur et peut-être un renoncement. « Ce qui indique à quelle sorte d'abâtardissement sont sujets les villageois. Ils sont las du mouvement des voyageurs qui passent par chez eux et sur eux, sans voyager eux-mêmes. »

De Goudet au Bouchet St Nicolas par le chemin Stevenson 9Après une heure d'errance et d'hésitation, le sud de l'Auvergne se découvre dans toute sa défaite, sa solitude et son âpreté. Dans un hameau sans âme(s), une grosse bâtisse de guingois nous fait face. Murs épais, toit de lauze, mélange de majesté et de défaite qui goutte jusqu'à nos pieds. Les propriétaires sont-ils à l'enseigne de la maison? Paysans respectables, distants, ombrageux. Pas vu, pas su. Ici on ne remplit pas sa gourde. Un après-midi de marche suffit parfois à casser les jambes et les rêves.

À Cros-Pouget, Noée frétille et s'emballe. Le chemin s'allonge et le moral s'étiole. Le ciel menace de nouveau et le pas se presse. Inutile de s'apitoyer sur la déveine. À Bargettes, un petit point de rien du tout sur le plateau, des empreintes fraîches et de petites crottes bien ordonnées indiquent des voies à suivre... Un paysan, crotté lui aussi, l'œil torve et malfaisant, la fourche à la main, traverse en nous inspectant mais sans nous regarder. Il s'étonne de notre étonnement. J'hésite à lui demander de l'eau. Il lit dans les regards. « Vous n'avez jamais vu des crottes d'âne... Y a rien à foutre ici, faut pas nous emmerder », semble-t-il dire. Nous nous quittons sans nous saluer. Il se peut que l'expression « pas âme qui vive » ait été inventée pour illustrer l'état d'esprit qui règne à Bargettes...

De Goudet au Bouchet St Nicolas par le chemin Stevenson 10Ces chemins de boue, de carcasses agricoles qui rouillent et trépassent en patience, ces chiens maigres, trop hargneux et ces paysans muets, ce sont plusieurs cartes postales adressées aux futurs marcheurs. Loin des sentiers de randonnée, loin des congés payés bucoliques et du retour aux vertes campagnes. La campagne n'est pas une sinécure, le bonheur est parfois hors du pré. Qui l'habite le sait. Il faut arrêter de rêver aux veillées, aux charcuteries maison, aux confitures rouges, à l'entraide. Campagne d'Épinal. Parfois elle vous étouffe. Ici comme ailleurs, les antennes dépassent des toits et les émissions frivoles gueulent à tout rompre. Les supermarchés font un tabac et les jeunes agriculteurs travaillent la terre en survêtements américains.

Les seuls êtres humains croisés sont morts depuis longtemps, ce sont des noms dans la pierre. Ils s'étalent, alphabétiques et monotones, sur des stèles goguenardes et républicaines. Une par village, surmontée chaque fois d'un poilu conquérant. Plus de bronze que de marbre. Chaque village possède son monument, comme dans la Marne. Napoléon savait réclamer sa part de bonshommes quand il fallait s'activer à la Moskova. La grande guerre a suivi le mauvais exemple, la dernière des dernières. La sournoise en fanfare qui sut dénicher des bons enfants un peu partout. Ici les listes des tombés pour la France sont plus longues que les listes électorales. par Eric Poindron. Extrait de "Belles étoiles" Avec Stevenson dans les Cévennes, collection Gulliver, dirigée par Michel Le Bris, Flammarion. Chemin Stevenson Le Monastier sur Gazeille Haute-Loire

 

L'Etoile Chambres et tables d'hôtes à La Bastide Puylaurent entre Lozère, Ardèche et Cévennes

Ancien hôtel de villégiature avec un jardin au bord de l'Allier, L'Etoile Maison d'hôtes se situe à La Bastide-Puylaurent entre la Lozère, l'Ardèche et les Cévennes dans les montagnes du Sud de la France. Au croisement des GR®7, GR®70 Chemin Stevenson, GR®72, GR®700 Voie Régordane (St Gilles), Cévenol, GR®470 Sources et Gorges de l'Allier, Montagne Ardéchoise, Margeride et des randonnées en étoile à la journée. Idéal pour un séjour de détente.

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